
Le despote jusqu'au-boutiste
Texte : Yves Xavier Ndounda Ndongo
Direction artistique : Francine Abada
Publié le 25 avril 2025
Dans sa collection, Artopia possède presque tous les numéros du Popoli sortis en 1998. En la parcourant, le personnage principal m’a donné envie de comprendre pourquoi cette bande dessinée a eu tant de succès.
La caricature politique constitue un puissant médium d’expression artistique et de critique sociopolitique, particulièrement dans des contextes marqués par une gouvernance autoritaire ou l’absence de dialogue démocratique. Dans ce cadre, le personnage de Popaul, figure emblématique du journal satirique camerounais Le Popoli, apparaît comme un archétype du despote postcolonial, à la fois grotesque, inquiétant et omnipotent. Cette représentation s’inscrit dans une tradition graphique subversive qui puise dans l’histoire politique tumultueuse du Cameroun, ses dynamiques ethno-régionales et ses réalités socioéconomiques. Ce travail vise à analyser la caricature de Popaul à travers une lecture iconographique, sociologique et politique, pour en dégager les mécanismes de dénonciation mis en œuvre par l’artiste Nyemb Popoli et les implications culturelles qui en découlent.

Contexte de création : entre libéralisation politique et décadence sociale
La naissance du personnage de Popaul dans les années 1990 ne saurait être dissociée du contexte politique camerounais. La fin du parti unique avec la loi n°90-52 du 19 décembre 1990 sur la liberté de communication sociale qui instaure la liberté d’expression et ouvre une ère nouvelle pour les médias. Cette période coïncide également avec l’émergence du multipartisme, mais aussi avec une série de crises économiques que les programmes d’ajustement structurel imposés par le FMI et la Banque Mondiale tentent de résorber tant bien que mal. Ces politiques, loin de redresser l’économie nationale, contribuent à la désarticulation du tissu social et à la généralisation de pratiques de gouvernance clientélistes, corrompues et népotistes.
Entre 1997 et 2006, cette corruption atteint des proportions alarmantes. Le 10 janvier 2006, dans une déclaration parue au journal Mutations, l’Ambassadeur des États Unis d’Amérique (USA) au Cameroun affirmait que « Les actes de corruption sont devenus si communs et si banals que certains observateurs se demandent si le sens du mot corruption a une connotation différente au Cameroun ». Par la suite, il transmet alors une liste de 58 hauts responsables corrompus au président Paul Biya. Ce climat de déliquescence morale et institutionnelle constitue le terreau fertile dans lequel s’enracine Le Popoli, journal satirique fondé par Nyemb Popoli et Alain Christian Eyoum Ngangué en 1993 au sein du quotidien Le Messager.
Le Popoli : le satimédia de la liberté d’expression
Conçu comme une bande dessinée caricaturale sous format presse, Le Popoli s’impose rapidement dans le paysage médiatique par son humour acide et sa dénonciation sans concession de la classe politique. Leurs sujets principaux traitent des allégories de l’exécutif au Cameroun prêt à tout pour se maintenir au pouvoir au détriment des gouvernés miséreux et d’une transition politique démocratique. Tiré à plus de 8 000 exemplaires, ce satimédia — contraction de satire et média — suscite l’ire du pouvoir en place, ce qui lui vaut de nombreuses censures et même l’incarcération d’Alain Christian en 1997. Expulsé du Messager, Le Popoli poursuit néanmoins sa route de manière indépendante, s’installant à Douala en 2013 sous la direction de Dovan A. Bogning.
Toutefois, la ligne éditoriale du Popoli suit toujours les règles de la caricature politique et satirique[1] à savoir la dénonciation consciente ou inconsciente des dérives de la sphère gouvernante. Cette démarche de la caricature est toujours portée par une intention moralisatrice, éthique ou déontologique, forte heureusement compensée par son caractère sarcastique, burlesque, dédaigneux, divertissant et moqueur. Pour autant, il faut s’en méfier car la déformation des traits d’un personnage connu ou légendaire est un excellent artifice pour faciliter son identification plus que de le caricaturer. Aussi, les caricatures tirent leurs sources dans l’imagerie et de l’imaginaire collectif qu’elles ne s’abstiennent pas d’influencer par la même occasion. Prendre une certaine distance avec ces dernières est d’autant plus important que pour Francis Nyamnjoh, la presse satirique a la particularité de donner cours à des interprétations diverses et multiples qui proviennent très souvent des rumeurs. Cette ruse est également utilisée pour créer Popaul, personnage principal dans Le Popoli. Avec son slogan « Rira bien qui rira le dernier », l’auteur critique principalement et caricature la mauvaise gouvernance du Président de la République Monsieur Biya. En référence à ce que Popaul représente, Achille Mbembe pensent que l’image de la caricature est un signifiant qui met en lumière un signifié traduisant ainsi l’état d’esprit et l’imaginaire du caricaturiste. À travers ce constat, Mbembe affirme que : « le propre de l’image est d’être comme, c’est-à-dire d’annexer ce qu’elle représente, de la mimer tout en masquant, dans l’acte même de la représentation, le pouvoir de son propre arbitraire, sa propre puissance d’opacité, de simulacre et d’altération. »
Popaul : figure burlesque du pouvoir absolu
Au cœur de cette entreprise critique se dresse le personnage de Popaul. Inspiré de manière transparente par le président Paul Biya, il en reprend certains traits physiques et comportementaux, tout en les exagérant pour en souligner la déconnexion du réel, l’avidité et le cynisme. L’illustration P.1 nous présente un Popaul à la carnation marron, debout, occupant la composition centrale en forme de croix grecque, une posture qui renforce sa dimension messianique et autoritaire.
Sa tête surdimensionnée rappelle le masque fsemajong des sociétés secrètes Bandjoun, renforçant l’ancrage culturel et symbolique de son character design. Cette analogie avec le masque traditionnel n’est pas anodine. Elle suggère une dimension sacrée, voire totémique, du pouvoir. Popaul incarne alors une figure d’autorité quasi-mythique, crainte et respectée, omnisciente (ses yeux semblables à des télescopes) et omniprésente.
Son sourire narquois, ses épaules larges, son ventre proéminent et sa posture assurée renvoient à l’image classique du despote africain, repu, dominateur, distant. Le moindre détail de son apparence, du chapeau rouge de type chéchia aux habits bleus, est un condensé de références culturelles camerounaises, traduisant une volonté de territorialiser l’image du pouvoir.
L’idéogramme du pouvoir et de la diversité culturelle
Bien que l’on reconnaisse les traits du Président de la République Paul Biya, il n’en demeure pas moins que son character design est d’ordre ethno-morphographique dans la mesure où, il y a des similitudes avec les traits des sculptures de certaines cultures de l’Ouest Cameroun. L’intention créatrice même voilée, tente de rendre visible les vices du Popaul dans sa représentation. Dans l’illustration P.1, on voit Popaul debout avec une carnation marronne. Son corps et des membres reposent sur une composition centrale en forme de croix grecque sur plan unique. Sous son chapeau rouge vif, une grosse tête dont la forme rappelle le chiffre huit ou le masque fsemajong d’une des sociétés secrètes du royaux Bandjoun.
Le masque fsemajong et Popaul ont des traits de similitudes à l’instar du front bombé, presque protubérant et des yeux saillants. Sa bouche ouverte montre ses dents blanches. Son menton et ses joues sont couverts de barbes duvetées qui indiquent la présence d’un adulte. Le visage de Popaul tout comme celui du masque fsemajong dégagent une certaine agressivité inquiétante. Il ne s’agit donc pas d’un personnage à prendre à la légère. Chez Popaul, ses grands yeux circulaires sont clos au tiers et sur deux hauteurs différentes qui lui donnent un air malicieux. Ses iris noires occupent le centre de la sclérotique. Comme des télescopes, ils sont là pour signifier qu’ils voient tout. Il possède de grands sourcils noirs, un petit nez caché par une moustache noire ébouriffée déformée par son sourire sournois. Son sourire symbolise la malice et la sournoiserie reconnue au renard perceptible sur la planche P.2. Sa tête est directement portée par ses épaules. Les pectoraux et son ventre opulent sont visibles à travers son habit bleuâtre avec deux boutons blancs. Ses mains aux hanches forment avec ses coudes des triangles à l’instar d’un déploiement d’ailes d’oiseau. Cette posture traduit l’assurance et peut renvoyer l’idée que ce personnage plane sur la vie de tous les camerounais. Il a un gros ventre qui dans le folklore camerounais symbolise l’opulence. Pantalon et chaussures gris, son pied droit est tendu et le gauche posé sur le droit. C’est une variante du contrapposto qui représente l’assurance du personnage. Les lignes du dessin sont massives, sans dégradés avec des couleurs en aplats. Popaul porte un chapeau rouge qui nous rappelle la chechia des peuples du grand nord Cameroun. Le personnage dans sa morphologie corpulente et son visage rappelle l’Ouest Cameroun. Par sa représentation, c’est l’idéogramme du despotisme du pouvoir au Cameroun.
Tous éléments font de Popaul est l’archétype anthropomorphique et sociologique des grandes aires culturelles du Cameroun. Il n’est pas une simple caricature politique. Son corps trapu évoque les peuples de l’Ouest, son accoutrement rappelle l’élégance des peuples du Littoral, sa petite taille fait référence aux populations pygmées de l’Est, tandis que son autoritarisme renvoie aux systèmes monarchiques du Grand Nord. Cette hybridité morphologique confère à Popaul une fonction symbolique complexe : il est à la fois le miroir déformé du chef d’État et l’idéogramme d’un pays aux multiples identités, rassemblées sous la férule d’un pouvoir centralisé. C’est pourquoi Sally O’Reilly souligne que la compréhension du corps comme réceptacle d’une narration culturel est cruciale dans l’études des comportements et faits sociaux. En effet, cette image par sa morphologie corporelle est bien plus qu’un style. C’est une histoire, un univers plébiscité les camerounais, permettant de comprendre avec humour, les faits socioculturels, émotionnels ou intellectuels qui les ont vus naître. Dans le cas de Popaul, cette narration est celle d’une dépossession populaire au profit d’un pouvoir sourd à la détresse de ses citoyens. Son gros ventre, symbole d’opulence, contraste avec la misère ambiante. Son regard fixe, moqueur, témoigne d’un mépris assumé pour les revendications populaires.
Sally O’Reilly, Le Corps dans l’art contemporain, Ed. Thames & Hudson l’univers de l’art, 2010.
De la satire à l’engagement : Le Popoli et la crise anglophone
Au-delà de la satire purement politique, Le Popoli s’est également emparé de questions sociales et géopolitiques d’actualité, à l’instar de la crise anglophone. Dans l’illustration P.3, le clergé camerounais est représenté appelant à un dialogue inclusif entre les parties prenantes.
Cette interpellation renvoie à la position ambivalente de l’Église dans les conflits postcoloniaux africains : à la fois médiatrice et observatrice critique du pouvoir. Le recours à la caricature permet ici de traduire l’urgence du dialogue dans un langage compréhensible, direct et potentiellement mobilisateur.
Caricature et formation artistique : un levier pour l’éducation
La richesse graphique et intellectuelle de Le Popoli pose également la question de la reconnaissance de la caricature comme discipline artistique à part entière. À l’instar du manga japonais ou de la bande dessinée franco-belge, le satimédia peut être envisagé comme un vecteur d’éducation civique et culturelle.
Inscrire cette pratique dans les curricula des écoles d’art permettrait de professionnaliser le métier de caricaturiste et d’offrir des débouchés viables aux jeunes artistes. Le Popoli représente à cet égard un exemple abouti de croisement entre pertinence sociale et qualité graphique.
Conclusion
À travers le personnage de Popaul, Le Popoli incarne une forme d’insoumission graphique, une réponse visuelle à l’hégémonie du discours officiel. Plus qu’une simple caricature, Popaul est un symbole : celui d’un pouvoir centralisé, déguisé sous les traits d’un despote rieur et inquiétant, mais aussi celui d’un peuple qui résiste, rit, observe et critique.
En révélant les travers du pouvoir à travers le prisme de l’humour, Le Popoli participe à la construction d’un espace public africain où l’art graphique devient un acteur du débat démocratique. La reconnaissance de cette pratique dans les institutions académiques apparaît aujourd’hui comme une nécessité pour favoriser une éducation artistique ancrée dans les réalités sociopolitiques africaines.
1. Un satimédia désigne tout moyen de distribution, de diffusion ou de communication interpersonnelle, de masse ou de groupe, d'œuvres, de documents, ou de messages écrits, visuels, sonores ou audiovisuels (comme la radio, la télévision, le cinéma, Internet, la presse, les télécommunications, etc.) qui utilise la satire comme mode d’expression.
C’est une dénomination empruntée à Francis Fogué Kuaté et Christelle Amandine Djoulde dans leur article Analyse historique de la presse satirique camerounaise de la période coloniale au début du 20ème siècle, 2013, Ridiculosa, N°19 Bis, pp.407-429.
2. Christophe Cassiau-Haurie, L’Histoire de la Bande dessinée au Cameroun, Ed. L’Harmattan, 2016.
3. Francis Nyamnjoh, Africa’s Media and the Politics of Belonging, London, Zed Books, 2005, p. 225-226.
4. Mbembe Achille, La chose et ses doubles dans la caricature camerounaise, Cahiers d’Etudes Africaines, vol 36, n°141/142, 1996, p.143.
5. Louis Perrois et Jean-Paul Notué, Rois et Sculpteurs de l’Ouest Cameroun : La panthère et la mygale, Ed. Karthala-Orstom, 1997, p. 88-89.
6. Sally O’Reilly, Le Corps dans l’art contemporain, Ed. Thames & Hudson l’univers de l’art, 2010.
Bibliographie :
- Francis Fogué Kuaté et Christelle Amandine Djoulde, Analyse historique de la presse satirique camerounaise de la période coloniale au début du 20ème siècle, 2013, Ridiculosa, N°19 Bis.