Une monnaie, une vision : approche esthétique et politique du billet de cent Francs camerounais de 1962
Texte : Yves Xavier Ndounda Ndongo
Publié le 23 mai 2025
Mots-clés : patrimoine monétaire, République Fédérale du Cameroun, propagande visuelle, Ahmadou Ahidjo, monnaie fiduciaire, sémiologie de l’image.
Cet article propose une analyse esthétique et politique du billet de cent francs camerounais émis en 1962 par la Banque Centrale Fédérale, d’un le contexte de la République Fédérale du Cameroun nouvellement indépendante. À travers une étude iconographique détaillée du recto et du verso, il est démontré que ce billet constitue un support de propagande visuelle véhiculant les idéaux d'unité nationale, de modernisation économique et de souveraineté politique sous la présidence d'Ahmadou Ahidjo. En mobilisant des théories issues de la sémiologie de l’image, de l’histoire économique et de l’anthropologie politique, l’article met en évidence le rôle de la monnaie comme instrument de construction identitaire et comme vecteur de mémoire collective. Ce travail vise à plaider pour l'inscription de ce billet dans le patrimoine culturel camerounais, en soulignant sa valeur historique, esthétique et symbolique.

Source des images : https://www.ebay.fr/itm/402420075986

Introduction
La monnaie constitue bien plus qu'un simple instrument d'échange ou de réserve de valeur ; elle représente également un vecteur symbolique de l'identité nationale, un moyen subtil de communication politique pour l’autodétermination et l’émergence d’un pays (Desrosières, 2010). Bien que l’émission du billet de cent francs en 1962 de la Banque Centrale Fédérale soit imprimée en par la Banque de France – traduisant la soumission du nouvel État indépendant à la France, illustre parfaitement la vison politico-économique du Président Ahidjo pour son pays. Ce billet, par ses choix iconographiques, ses techniques de fabrication et son message implicite, s'inscrit dans une volonté de construire une vision nationale de la République Fédérale du Cameroun.
Cette étude vise à analyser les aspects esthétiques et la portée politique de ce billet dans l'objectif de le valoriser comme élément patrimonial camerounais. Pour se faire, nous nous appuierons sur des sources scientifiques relatives à l'histoire de la monnaie, la sémiologie de l'image et l'analyse du discours politique visuel.
I. Le billet de banque comme objet de patrimoine et de propagande
1.1 Nature fiduciaire et technique de fabrication
Le billet de cent francs camerounais de 1962 est réalisé selon la technique d'héliographie, une méthode d’impression recto-verso de haute précision. Ce procédé repose sur plusieurs techniques conjuguées : gravure, insertion d’encre magnétique, codage anticontrefaçon, impression offset, taille douce, transfert à chaud et sérigraphie sur un papier spécial. Ce dernier, fait exclusivement de pâte de chiffon de coton hautement raffiné, présente une grande résistance au vieillissement et à la manipulation.
Le choix d'un tel raffinement technique ne relève pas du hasard. D'une part, il vise à assurer la durabilité de la monnaie et sa protection contre la contrefaçon ; d'autre part, il participe à véhiculer une image de stabilité et de sérieux d’un état et dans le cas spécifique, celui du Cameroun auprès de ses citoyens et de ses partenaires internationaux.
1.2 La monnaie comme support de discours politique
Dans une optique plus large, la monnaie a historiquement servi de médium pour diffuser des messages politiques, culturels et idéologiques (Ferguson, 2008). Les billets deviennent ainsi de véritables "affiches portables", exprimant les valeurs et les ambitions de la nation émettrice. Le billet de cent francs camerounais n’échappe pas à cette logique : il célèbre non seulement l'unité nationale mais aussi la prospérité économique naissante sous la présidence d’Ahmadou Ahidjo.
II. Analyse esthétique du recto du billet
2.1 Organisation spatiale et éléments visuels
Le recto du billet présente une structure rectangulaire organisée en quatre plans successifs. Le premier plan est dominé par des calligraphies — signatures officielles et numéros de série — disposées autour du portrait du président Ahmadou Ahidjo. Ces inscriptions créent un triangle graphique qui guide l’œil vers l’axe central du billet. La mention "Banque Centrale" et la valeur "100" encadrent la partie supérieure, soulignant l’autorité émettrice.
Un cadre de motifs décoratifs stylisés enveloppe l’ensemble, conférant une impression d'ordre et de solennité. Ce cadre rappelle la tradition ornementale africaine tout en s'inscrivant dans les normes esthétiques internationales de la numismatique.
2.2 Iconographie du pouvoir et de la cohésion nationale
Au second plan, à gauche, apparaît le portrait du président Ahidjo, vêtu d’un costume gris, chemise blanche et cravate rouge. Sa représentation confère à l’œuvre une dimension héroïque, inscrivant son image comme un symbole d’autorité et d’espoir. La palette chromatique chaude utilisée autour du portrait, dominée par des tons dorés et rouges, renforce cette valorisation du chef de l'État.
Derrière lui, une scène familiale se déroule : une famille se dirige vers une maison traditionnelle au sein d’une concession encadrée par des arbres. Comme une réponse aux activités jugées dangereuses du partie politique Union des Population du Cameroun (UPC), cette composition met en exergue les valeurs de famille, de stabilité et de développement rural, chères au programme politique d’Ahidjo (Joseph, 1977). À l’arrière-plan, une chaîne de montagnes, probable allusion aux Hauts-Plateaux ou au Nord Cameroun. Ce chapelet montagneux met aussi en avant les origines du chef de l'État et son ancrage territorial à la région du Nord.
La présence de deux soleils stylisés — l’un clair, l’autre sombre — évoque la dualité des défis et des espoirs. Cette imagerie suggère que, malgré les obstacles, le Cameroun progresse sous une lumière porteuse, incarnée par son président.

Auteur : République Fédérale du Cameroun (1961-1972)
Autorité émettrice : Banque Centrale Fédérale (fabriqué en France par la Banque de France)
Année : 1962
Type gravure : Héliographie
Genre : Propagande politique et économique
Technique : Héliographie (gravure, insertion encre à particules magnétiques, codage anticontrefaçon, offset, taille douce, transfert à chaud et la sérigraphie sur papier)
Dimensions : 129 × 83 cm
Forme : Rectangulaire
Type : Billet courant
Devise : Franc CFA (Banque Centrale des États de l'Afrique Équatoriale et du Cameroun, 1961-1973).
Nom : Cent Francs / One Hundred Francs (République Fédérale du Cameroun)
Valeur : 100 (Cent) Francs
Démonétisé : Oui
Source des images : https://www.ebay.fr/itm/402420075986
Source autres données : https://fr.numista.com/catalogue/note218576.html
III. Analyse esthétique du verso du billet
3.1 Représentation des ressources économiques
Le verso du billet adopte une tonalité chromatique plus froide, dominée par des bleus et des verts. Il met en scène une marine commerciale dans une composition triangulaire à quatre plans.
Au premier plan, une frise de chasse souligne les richesses fauniques du pays. La forêt, abondante aux extrémités supérieures de l'image, rappelle l’immense potentiel forestier de l’Afrique classé parmi les grands bassins forestiers du monde (FAO, 1968) et par extension le du bassin du Congo qui inclus le Cameroun.
3.2 Symbole d’ouverture internationale
Le second plan montre des billes de bois prêtes à être exportées, tandis que des navires de commerce, ancrés ou en mouvement, illustrent l'insertion progressive du Cameroun dans le commerce international. Deux grands bateaux de pêcheurs, symboles d’une économie traditionnelle, se font dépasser par de grands navires, marquant le passage à une économie moderne, ouverte et tournée vers l’exportation.
Au troisième plan, une montagne violette auréolée de lumière évoque la richesse minière du sous-sol camerounais, soulignant le potentiel industriel du pays.
Le quatrième plan, en filigrane, dévoile une antilope sous un ciel azuréen, icône d’une croissance économique harmonieuse et respectueuse de l’environnement.

IV. Dimension politique et vision nationale portée par la monnaie
4.1 Le Cameroun d’Ahmadou Ahidjo : entre unité et modernité
À travers cette mise en scène savamment orchestrée, le billet de cent francs reflète le projet politique d'Ahidjo : construire un État unifié, stable et économiquement dynamique. Le choix d’un leader du Nord comme figure centrale participe également à légitimer l'intégration régionale du pays après l'indépendance et la réunification de 1961 (Nkwi, 1987).
4.2 L’instrumentalisation symbolique de la monnaie
La monnaie, comme le souligne Michel Aglietta (1995), n'est pas seulement un outil économique, mais aussi un fait social total, au sens maussien – en référence à l’anthropologue et sociologue français Marcel Mauss (1872-1950). Elle incarne la souveraineté, la solidarité nationale et la vision collective du futur. En diffusant quotidiennement l’image du Président et les ressources nationales, ce billet contribue à enraciner une mémoire visuelle commune et à renforcer l’imaginaire patriotique camerounais.
Conclusion
Le billet de cent francs de 1962 se présente ainsi comme un véritable objet patrimonial, articulant avec une grande finesse l’esthétique artistique et la communication politique. Par sa qualité technique, sa richesse iconographique et son discours implicite sur la nation, il témoigne des aspirations d’une République Fédérale du Cameroun en construction.
À l'heure où la question du patrimoine culturel est au cœur des politiques publiques africaines, l'inscription de ce billet au patrimoine national camerounais s'impose comme un acte symbolique fort. Il rappelle combien la monnaie est un miroir de l’histoire, un véhicule de mémoire et un levier de cohésion.