
Il est difficile d’observer l’Être humain et ne pas constater qu’il est essentiellement psychologique. Cette nature immuable, très souvent sinon toujours mêlée aux facteurs biologiques et sociaux, marque perpétuellement l’activité de l’Homme. L’activité artistique ne se soustrait pas à cette vérité. L’œuvre d’art, même lorsqu’elle remplit toutes les autres fonctions qui lui sont généralement attribuées (fonctions esthétique, dénonciatrice, historique, culturelle, etc.), embrasse toujours une dimension psychologique importante, mais qui malheureusement fait l’objet d’une minimisation, voire d’une occultation. L’objectif de cet article est de lever cette omission, en dégageant les fonctions psychologiques de l’art. Nous les définissons comme étant l’ensemble des processus mentaux qui sous-tendent la création artistique mais qui en découlent également. Elles se manifestent aussi bien chez l’artiste, celui qui crée, que chez le spectateur, celui qui contemple l’œuvre d’art. Conscients de leur pluralité et des prescriptions encadrant la rédaction de notre travail, nous nous appesantirons sur quelques-unes, à savoir la sublimation, la catharsis, l’affirmation de soi et la différenciation sociale.
La Sublimation
La psychanalyse, branche de la psychologie, considère l’art comme la résolution sociale de l’Inconscient, c’est-à-dire la transformation de l’Inconscient en des formes sociales, ayant un sens social. Cette considération s’adosse sur des processus psychiques, qui sont en réalité des mécanismes de défense[1] . L’un de ces processus est la sublimation.
La sublimation est un mécanisme de défense qui permet la canalisation des sentiments ou des pulsions négatives en les déplaçant vers des comportements socialement acceptables, pouvant amener une reconnaissance sociale. Selon la théorie freudienne du développement affectif de l’enfant, la mise en place du Surmoi (instance psychique de censure sociale) au stade phallique conduit à la mise en veille des pulsions libidinales, les forçant à se manifester autrement. Autant dire que c’est de cette façon que l’individu fait l’apprentissage de la sublimation.
Le discours freudien sur l’art privilégie le concept de sublimation. Freud l’a si bien dit :
« L’art est un domaine intermédiaire entre la réalité qui frustre les désirs et le monde de la fantaisie qui les satisfait (…). L’artiste est à l’origine un homme qui se détourne de la réalité (…). Il devient alors ce qu’il avait envie de devenir, et ce sans suivre la route longue et sinueuse de la transformation réelle du monde extérieur. »[2].
C’est dire que l’art est un accomplissement de souhait, face à la réalité trop frustrante et dépourvue de satisfaction. Le mécanisme de la sublimation permet donc à l’artiste, et même à son interlocuteur (celui qui contemple), de satisfaire ses désirs refoulés, pas dans son milieu naturel, mais dans les zones exemptes de toute plainte morale ou sociale (telles que la science et l’art), des zones où ils sont valorisés et acceptés socialement.
Finalement, le mécanisme de sublimation permet l’expression de pulsion initiale aux répercussions sociales potentiellement négatives, générateur d’une activité créatrice positive pouvant conduire une reconnaissance sociale, voire une récompense). Ainsi, la trame d’un bestseller peut s’inspirer de quelque frustration, tout comme un disque de platine d’une affliction. « Quand je suis triste, c’est à ce moment que j’écris mes plus belles chansons », m’a dit un jour un artiste-musicien que nous connaissons personnellement. De même, le dessin est très vite devenu pour Dieudonné Assiga Ndono, artiste-plasticien camerounais, le moyen de sublimer ses frustrations infantiles, marquées par l’absence de ses frères et sœurs et la disparition de ses parents à l’âge de 10 ans.
Fort de ce qui précède, nous pouvons dire que la sublimation transforme les frustrations de manière à les rendre positives. De ce fait, l’on pourrait la confondre à la catharsis. Mais cette possibilité s’écarte lorsque nous faisons la précision suivante : la sublimation obéit à un principe de transformation tandis que la catharsis suit le principe de transfert.
La catharsis
Aristote (384-322 av. J.-C.) disait de la catharsis qu’elle est la purification des passions, Spécialement chez le spectateur d’une représentation dramatique. Aristote a fait de cette notion le pivot de sa conception de la tragédie : la fonction tragique consisterait à « purifier » les passions mauvaises (crainte, pitié) par leur mise en jeu à l’occasion de représentations d’actes « vertueux et accomplis »[3]. Dans un théâtre par exemple, la catharsis fait intervenir une représentation d’un acte réprimé (par la morale, voire la loi), ainsi que sa punition. Et c’est cette représentation qui dégoûte le spectateur de sa passion, marque sa réprobation vis-à-vis de l’acte et le libère de cette passion « impure ».
La catharsis est le mécanisme par lequel l’on extériorise des traumatismes vécus. Breuer et Freud en ont fait une méthode thérapeutique basée sur l’hypnose. La catharsis permet d’évacuer des charges émotionnelles fortes, menaçantes pour l’intégrité du Moi.
Vygotski est le premier à effectuer une analyse cathartique de la création artistique. Il centre son analyse sur la forme de l’œuvre, non sans avoir constaté avec les gestaltistes[4] que quand cette forme est détruite, la réaction esthétique est perdue. Le matériau de l’art est tout ce que l’artiste trouve tout prêt (mots, sons, images…), tandis que la forme est le mode d’exposition du matériau en vue de créer une réaction esthétique. La forme est donc le procédé artistique autant que son résultat. Toutefois, la forme n’est pas le but ultime de l’art. Pour Vygotski, l’activité artistique trouve son aboutissement dans l’expression des émotions et des sentiments. En d’autres termes, l’art est une technique sociale du sentiment. Il met à contribution une part du psychisme qui ne trouve pas à s’extérioriser dans la vie quotidienne : « L’art provoque des affects vécus dans leur réalité mais déchargeant leur énergie dans l’activité d’imagination » (Vygotski, 1925). Nous comprenons alors que l’activité artistique est l’exaltation du sentiment et de l’imagination, l’imagination n’étant que l’expression centrale de la réaction émotionnelle. Tout se passe comme si la tension psychologique générée par quelque affect traumatique dans le psychisme trouvait voie d’évacuation dans l’imagination. C’est ce transfert qui rend possible le processus de la catharsis. A travers le lien cathartique de l’Inconscient et du social en art, le réel est produit par le sujet (créateur) plutôt que reflété. L’art s’inscrit donc dans ce que nous pouvons appeler une dynamique de frustration-imagination, qui libère le psychisme et le permet de mieux s’épanouir et de s’affirmer.
L’affirmation de soi et le développement personnel
Nous devons souligner, au risque de paraitre trivial, que l’art est une œuvre d’esprit. En tant que tel, l’œuvre d’art est un moyen par lequel l’individu, l’artiste en l’occurrence, exprime ses sentiments, ses émotions, ses opinions, ses convictions. Corollairement, l’activité artistique conduit à l’épanouissement de l’individu, tant elle lui permet de s’affirmer en tant que sujet pensant. Intéressons-nous à Yvon Ngassam. Il est un artiste multimédia et inter-média camerounais qui a fait de la déshumanisation une thématique majeure de son œuvre. Pour lui, la déshumanisation est l’action d’ôter à un individu ou à un groupe son caractère humain, toute forme de générosité, toute forme de sensibilité. Elle est inhérente à un certain nombre de préjugés et de stéréotypes. A travers ses photographies notamment, Yvon Ngassam immobilise sa conception de ce phénomène. De cette manière, il existe. De par ses œuvres, il pense. De par ses œuvres il s’affirme.
Mais, l’Affirmation de soi portée par l’art ne relève pas que de l’expression des pensées et des sentiments. En réalité, l’artiste s’affirme également et surtout par son style de création. Qu’il s’agisse de peinture, de sculpture, de musique, de photographie ou de littérature, chaque artiste a le souci permanent de se différencier de ses homologues, en adoptant un style particulier. Et les similitudes qui peuvent apparaitre entre différents styles supplantent rarement la volonté de chaque créateur de sauvegarder son originalité, son identité, son Moi. Ainsi, la manière de peindre de Van Gogh se distingue-t-elle de celle de Picasso. En outre, Les jeunes artistes s’identifient aux ainés. Ces derniers sont des modèles pour la jeune génération, une source d’inspiration qui finalement permet à chacun de sécréter le style qui va devenir le sien ; d’autant plus que chacun a son histoire. Une étude de l’Alternative Museum of Arts (AMA) nous révèle que Moustapha Baïdi Oumarou, artiste camerounais, bien qu’ayant trouvé son style, celui par lequel il est connu actuellement, a fortement été influencé par des artistes afro-américains tels que Kerry James Marshall et Kehinde Wiley.
Tout compte fait, l’affirmation de soi favorise le développement personnel. Elle donne l’occasion à l’artiste de prendre conscience de ses aptitudes, de son autonomie et donc de sa capacité à créer, à inventer, somme toute à être acteur du développement sa communauté ou de son Pays.

Il n’est pas erroné de dire que l’affirmation de soi conditionne le développement personnel. Mais il n’y a pas que cela qui émerge de l’affirmation de soi. Il y a également la différenciation sociale.
La différenciation sociale
La différenciation sociale est un modèle d’appréhension de la comparaison sociale, théorisée en psychologie sociale par Festinger en 1954.
Le sentiment d’autonomie entériné chez l’artiste par son développement personnel suppose qu’il compare ses opinions à celles des autres. Au terme de cette comparaison, il arrive souvent que l’individu juge dégradantes les considérations approuvées et valorisées par son groupe d’appartenance. Une fois ce jugement fait, le sujet va s’atteler à marquer son détachement vis-à-vis du groupe : c’est la différenciation sociale.
Lemaine (1974) a le mérite de nous fournir davantage de précisions au sujet de la différenciation sociale, tant il l’a placé au cœur de ses travaux. Pour lui, la référence à autrui, plutôt que de conduire à l’homogénéité, conduirait à l’hétérogénéité :
« La référence à autrui conduit à la différenciation lorsqu’elle fait peser une menace sur l’identité et que la restauration de cette identité se fait à travers la recherche de la différence de l’altérité, la création, puis l’accentuation de l’hétérogénéité »[5].
C’est le cas d’un enfant qui, lors d’un match de football, refuse de jouer avec l’équipe des faibles. N ‘importe qui rechignerait à intégrer le groupe des perdants.
Nous avons passé 30 entretiens à 30 artistes différents, au cours desquels on leur a demandé comment est-ce qu’ils percevaient leurs œuvres. 22 participants nous ont révélé que l’art était un moyen pour eux de sortir des sentiers battus, de se démarquer du reste du groupe, lorsque les croyances, le mode de pensée et le comportement dudit groupe mettent à mal le prestige du sujet. Parmi ces 22 participants, Fidji Winner, un jeune artiste-musicien camerounais. Lors de notre entretien, il nous a dit ce que sa musique représentait pour lui :
« Ma musique est mon arme, le glaive que je brandis pour combattre tout ce qui me déplait, tout ce qui me répugne, tout ce qui m’indigne et va à l’encontre de mes valeurs et mes principes. Ma musique c’est mon katana, et je le dégaine avec deux fois plus d’ardeur et de fouge chaque fois que les autres ne semblent trouver aucune indignation à ce qui porte atteinte à notre humanité. Je sors alors ce que je considère comme mon épée, ma musique, et je m’insurge ! Je dis non ! Je ne suis pas comme eux. Je ne suis pas comme tous les autres »
Autant la différenciation sociale peut s’assimiler à de l’anticonformisme, à une dénonciation ou même à un manifeste, autant elle vise résolument la restauration de l’identité ou la sauvegarde du Moi. Cette préservation de l’identité va donc être consacrée, ou tout moins être véhiculée par la production artistique de l’artiste.
André AHANDA EKANI
[1] Processus psychiques inconscients visant à réduire ou à annuler les effets désagréables des dangers réels ou imaginaires, en remaniant les réalités internes et/ou externes et dont les manifestations (comportements, idées ou affects) peuvent êtres inconscients ou conscients.
[2] FREUD Sigmund, Malaise dans la civilisation, Bollati Basic books, 1985, p.201.
[3] BLOCH Henriette et al., grand dictionnaire de la psychologie, Larousse, Paris,1999, p.568.
[4] Le gestaltisme est une théorie psychologique qui a mis en valeur les éléments de configuration et de prééminence de la totalité sur les parties dans le domaine de la perception.
[5] LEMAINE, 1974 ; cité par C. Désiré NOUMBISSIE, Le paysage théorique de la psychologie sociale depuis 1882 : entre pléonasme et disconvenance, Edition Cheikh Anta Diop, Douala, 2019, p.149.
Bibliographie
Bloch, H. et al. (1999). Grand dictionnaire de la psychologie. Paris : Larousse.
Curriculum de l’enseignement primaire francophone camerounais, (2018).
Doise W., Deschamps J.C., Mugny G. (1991). Psychologie sociale expérimentale. Paris : A. Collin
Francès, R. et al. (1979). La psychologie de l’art et de l’esthétique. Paris : P.U.F.
Françoise, S. (2005). La psychologie de l’art de Lev Vygotski. Paris : La dispute.
Freud, S. (1985). Malaise dans la civilisation. Bollati basic books.
Ndounda, N. (2020). « Critiques d’arts Dieudonné Assiga Ndono ». Yaoundé : Alternative Museum of Arts.
Ndounda, N. (2020). « Critiques d’arts Dieudonné Yvon Ngassam ». Yaoundé : Alternative Museum of Arts.
Ndounda, N. (2020). « Critiques d’arts Moustapha Baidi Oumarou ». Yaoundé : Alternative Museum of Arts.
Noumbissie, C.D. (2019). Le paysage théorique de la psychologie sociale depuis 1882 : entre pléonasme et disconvenance. Douala : Cheikh Anta Diop.
Weber, J.-P. (1972). La psychologie de l’art. Paris : P.U.F.
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